Ne m'oublie pas.
Le party vient de commencer et déjà, tout est en mouvement. Les corps qui s'emmêlent, la musique qui te rentre dedans comme un char en pleine course, la lumière qui t'aveugle. Chaque nuit, c'est pareil. Une foule d'enfants qui cherchent à se trouver, à s'amuser. À oublier.Moi, je suis ici pour la musique. Je préfèrerais jouer live devant un public en délire, mais choisir le prochain remix à nous exploser les oreilles n’est pas trop mal. Je ne prends pas de demandes spéciales et je ne me fais pas animateur cheap. Pas envie de parler aux party animals de toute manière. De les voir en action, à la chasse, est plus que suffisant. Leurs parades ridicules me sont insupportables. Comme ce gars, là. La casquette à l’envers, il s’avance dans la foule en hochant de la tête. Typique. Son regard se promène à la recherche d’une jolie fille à baiser. Dire que j’étais comme lui, il y a quelques années, jusqu’à ce que je la rencontre. Ai-je déjà été aussi insouciant?
Ah, voilà, il vient d’en voir une qui lui plait. Il s’approche avec prudence, ne voulant pas l’effaroucher. « Tu veux danser? » Ah non, elle veut s’amuser avec ses amis. Pas grave. Prochaine! Celle-là sourit et hoche de la tête, flattée. Je peux prédire ce qui va se passer ensuite. Le gars va se balancer maladroitement sans aucun sens du rythme tandis qu’elle va se coller contre lui en ondulant effrontément les hanches. Le rituel durera quelques minutes et s’il n’est pas de son goût, la fille se tournera vers ses amies pour la sauver. Si, au contraire, elle croit avoir trouvé son bad boy prince charmant, ils échangeront leur numéro. Malheureusement, la majorité du temps, il n’y a pas de suite. Soit qu’il n’appelle pas, soit qu’elle ne répond pas.
Les speakers géants me rendent sourd après une heure max. Tant mieux. Je n’ai pas envie d’écouter les filles rire à des jokes probablement plates et les gars amorcer des conversations avec des pickup lines minables. Leurs lèvres bougent, le son noyé dans la musique. Je m'amuse à placer des paroles dans leur bouche, des trucs tout aussi cons que ce qu’ils se disent de toute façon. Ça fait passer le temps, en attendant qu’elle arrive. J’anticipe son apparition autant que je la crains.
Je me distrais en me perdant dans la lumière. Pas mal moins abrutissant que de regarder les enfants jouer aux grands. Si je fixe les spots assez longtemps et que je regarde à nouveau le dancefloor, je vois des halos partout, petites lucioles qui flottent dans le noir. Je pourrais presque me croire en trip de LSD, entouré d'anges malsains.
La musique résonne jusque dans mes os, la bass dans le tapis. Il m’arrive de temps en temps de fermer les yeux, de laisser le beat m’emporter au loin. Une plage, une jungle, le sommet d’une montagne, un lac embrumé. N’importe où, mais ailleurs. Là où mes souvenirs ne peuvent venir me hanter, me rappeler ma faiblesse.
Vers minuit, je la vois. Elle est là, rayonnante comme toujours. Seule, au milieu d'un océan de têtes. Exactement comme dans mes souvenirs, cette première nuit où nous nous sommes rencontrés. Elle me regarde, sourit. Un hochement de tête, puis elle se joint à la danse. Elle est pleine d’énergie, joyeuse et en vie au milieu de ces zombies. Me pardonnera-t-elle jamais de l’avoir abandonnée?
Don’t Worry Child. Je fais jouer que pour elle à chaque soir. C’était sa chanson préférée et chaque fois que je l’entends, ça me rappelle nos soirées folles passées à danser, à boire, à s’aimer. I thought I'd never lose her out of sight. J’ignorais alors ce que l’avenir nous réservait. L’ombre qui planait au-dessus d’elle m’a fait fuir. J’aurais voulu avoir été plus fort, pour elle.
Quand je la regarde tournoyer parmi ces étrangers, le temps s'arrête. Comme dans un rêve, la lumière l'enveloppe dans une aura argentée tandis que son regard se pose sur moi. Tout autour d’elle disparaît. Je sens ses yeux caresser ma peau et déposer un baiser sur ma joue. Le son s'évanouit pour ne laisse place qu'à nos cœurs battant au même rythme. Je ne suis pas high, mais j'ai l'impression de flotter. Si je ne fais qu'étendre ma main vers elle, je pourrais effleurer sa chevelure enflammée. Une illusion si réelle.
Je laisse la playlist jouer alors que je quitte le booth, laissant David Guetta prendre contrôle de la salle. Une pause cigarette. Un collègue s'assurera que l'ambiance reste vivante pendant mes 5 minutes de mort lente. Dehors, l’armure de chaleur se dissipe rapidement, ne laissant qu’une peau vulnérable à la lame glacée du vent.
Elle me rejoint, comme toujours. On ne dit rien, on ne dit jamais rien.
- T'as du feu?
Elle brise les règles. On n’est pas supposé se parler... Je lui tends néanmoins mon Bic noir, sans un mot. Je ne peux m'empêcher de l'observer attentivement alors qu'elle allume sa smoke. La façon dont elle tient entre ses doigts frêles le briquet, ses lèvres rouges juste assez ouvertes pour que la cigarette repose en équilibre, ses yeux à demi-fermés, ses longs cils recueillant quelques flocons égarés…
Ma fumée et la sienne se mêlent dans l'air froid. Je devrais dire quelque chose, mais quoi?
- Qu'est-ce tu fous ici, Jolène?
Pas ce que je voulais dire. Ça sort tout seul. Des mots hostiles, crachés. J'aurais dû dire...
- Je ne suis jamais très loin, tu le sais…
J'aurais dû dire qu'elle était belle à mourir, que je n'arrivais pas à l'oublier, que je regrettais ce qui s'était passé. Je voulais qu'elle sache que je pouvais changer, si seulement c’était possible de retourner en arrière. Que ma vie avait été dépouillée de tout sens, vide sans sa présence. Que je l'aimais encore, à en mourir.
À la place...
- Va-t-en, s’il-te-plaît. Je peux pas…
Elle me sourit avec tristesse. Une main gantée sur ma joue, des lèvres chaudes sur les miennes. Une légère odeur d’agrumes, un peu sucrée. Son parfum préféré… Des souvenirs qui reviennent brutalement, des matins à ses côtés.
- Je suis toujours là, je t'aime.
Et elle s'évanouit dans la nuit. Je me retrouve seul sous la neige qui tombe avec une légèreté obscène. Après avoir écrasé le mégot sous ma botte, je rentre en vitesse dans la boîte. Je retrouve mon poste sur le stage, pensées éparpillées et cœur douloureux tandis que Rihanna gueule dans mes oreilles.
Jolène… J’avais tout donné pour elle. Ce n’avait pas été assez pour la sauver de son destin qui la rongeait déjà de l’intérieur. Lorsqu’elle m’avait annoncé son diagnostic, je suis parti. Lâche. Refus d’accepter la réalité. Alors qu’elle n’avait jamais eu autant besoin de moi, j’avais fui. À la toute fin, mon absence n’a jamais été pardonnée. C’est pourquoi elle ne me quittera jamais, pour que je ne puisse oublier ma trahison.
Je suis toujours là…
Je la chercherai constamment du regard, dans la foule en délire. Je ne la trouverai pas, mais je sais qu’elle sera là. Dans ma tête, comme un tison qui ne veut pas s’éteindre, ses paroles résonneront à travers la musique qui m'éclate les tympans.
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